Un saint multipliait les mariages si bien que sa vie durant ou presque, il compta toujours deux ou trois épouses dans sa maisonnée. Certains soufis lui en firent un jour reproche, ce qui leur valut cette question en retour: " Lorsque l'un de vous a un entretien avec Dieu, ou après avoir entrepris quelque action il adopte devant Lui une attitude donnée, ne se présente-t-il pas à son esprit des pensées luxurieuses ? - Si fait, admirent les autres: cela nous arrive souvent - Eh bien, leur rétorqua le saint, je ne me serai jamais marié si j'avais admis être confronté à une telle situation, ne serait-ce qu'une fois dans mon existence ! Mais dès qu'une telle pensée me traverse l'esprit, risquant de me détourner de ma condition [de serviteur de Dieu], je la réalise aussitôt. Puis, libéré, je retourne à mes dévotions (litt: à mon travail). C'est ainsi qu'en quarante ans, aucune transgression ne m'a jamais effleuré l'esprit."
Il mettait d'ailleurs son entourage en garde - sur lui la grâce et la paix - en disant: "Lorsqu'une femme vient au-devant de vous, elle le fait sous la forme du diable; si l'un d'entre vous voit une femme qui lui inspire quelque envie, qu'il aille auprès de son épouse pour faire avec elle ce qu'il a eu désir de faire avec l'autre." Il disait aussi : "Qu'aucun d'entre vous n'aille visiter les femmes dont l'époux s'est absenté, car le diable évolue en vous, à la manière dont le sang circule dans le corps." Les Compagnons s'en étonnèrent: " Même en toi, ô Envoyé de Dieu ? - Même en moi, répondit-il, si ce n'est qu'avec l'aide de Dieu, j'en suis préservé." Sufyân ibn 'Uyaynah a fait remarquer que c'est aslamu (je suis préservé de lui) qu'il convient de lire ici, et non aslama (il s'est converti); car le diable, dit-il, ne deviendra jamais musulman.
On rapporte également que Ibn 'Umar - que Dieu soit satisfait de lui - rompait le jeûne en visitant ses épouses avant même de manger; or, il était l'un des Compagnons les plus ascétiques et l'un des plus versés dans la science sacrée. Au cours du mois de ramadan, il lui arrivait de s'unir à trois de ses concubines, avant même la prière de la nuit ('
ishâ) ! Ibn 'Abbâs affirmait: "le meilleur de cette Communauté est celui qui a le plus de femmes." Mais c'est en raison du tempérament particulièrement sensuel des Arabes que l'on voit tant de saints parmi eux multiplier les mariages.
Si l'on craint véritablement de commettre l'adultère, il est toléré, en vue d'apaiser son cœur, d'épouser une esclave (
amah), même si l'enfant qui peut naître de cette union connaîtra l'esclavage, ce qui est une manière de le perdre
*. C'est pourquoi cette forme d'union est interdite à quiconque a les moyens de s'offrir une femme libre. Mais comparé au fait de perdre sa religion l'asservissement d'un enfant apparaît comme un moindre mal: car la condition de celui-ci n'affecte que sa vie d'ici-bas, qui n'a qu'un temps, tandis que commettre la turpitude aliène la vie future, dont un seul jour dure bien plus longtemps que la plus longue des existences terrestres !
On rapporte qu'un jour que les gens se dispersaient après une leçon d'Ibn 'Abbâs, un jeune homme resta près de lui [sans se décider à partir]. Le Compagnon lui demanda : "As-tu besoin de quelque chose ? - Oui, répondit le jeune homme [en rougissant], j'ai une question à te poser. J'avais honte de le faire devant tous ces gens, et à présent qu'ils sont partis, j'éprouve devant toi une crainte révérencielle à cause de la vénération que j'ai pour toi ! - Le savant tient lieu de père, lui dit alors Ibn 'Abbâs. Tu peux t'ouvrir à moi de ce que tu confierais à ton père. - Voilà, consentit le jeune homme :
je suis un homme jeune, sans épouse. Or il m'arrive, lorsque je redoute de tomber dans l'adultère, de me masturber. Est-ce un péché ? - Peste ! s'écria Ibn 'Abbâs en se détournant, quelle horreur ! Mieux vaut encore pour toi épouser une esclave ! Mais ce à quoi tu t'adonnes est préférable à la fornication."
La conclusion que l'ont peut tirer de ce récit, c'est que le célibataire tourmenté par la chair oscille entre trois maux dont le moindre est d'épouser une esclave (avec pour conséquence fâcheuse la servitude de ses enfants), et le pire est la fornication, la masturbation occupant en quelque sorte une place intermédiaire. Toutefois, Ibn 'Abbâs n'a déclaré licite aucune de ces alternatives : épouser une esclave ou se livrer à la masturbation sont deux choses répréhensibles, auxquelles on n'aura recours que par crainte d'une action plus répréhensible encore; de la même façon, on ne mange de la viande non égorgée que lorsque l'on craint de périr d'inanition. La solution du moindre mal ne signifie pas pour autant que celui-ci soit licite, ou qu'il constitue un bien en soi ! Qui irait considérer l'amputation d'une main rognée par la gangrène comme un bien, même si l'on doit s'y résoudre pour sauver un blessé en danger ?
[A la différence du premier,] ce deuxième avantage offert par le mariage ne s'applique pas à tous les hommes indistinctement, mais seulement à la majeure partie d'entre eux. Car il en est chez qui le désir amoureux est fortement affaibli, que ce soit par vieillesse, maladie ou pour toute autre raison... Aussi le désir ne constitue pas pour ceux-là une incitation suffisante à se marier; seule la volonté de procréer pourrait alors les pousser au mariage, car cette motivation concerne tous les hommes - exception faite du castrat qui demeure malgré tout un cas exceptionnel.
Quant à celui que le désir assaille de façon si impérieuse qu'une seule femme ne suffit pas à l'apaiser, il lui est recommandé de prendre une co-épouse, ou plusieurs, jusqu'à la limite des quatre femmes [permises par la Loi]. Si Dieu met entre elles et lui
l'amour et la miséricorde (coran 30, 21) et qu'il se satisfait de leur compagnie, [l'affaire est entendue]; faute de quoi, il lui est recommandé de changer d'épouses... C'est ainsi qu'Ali - que Dieu soit satisfait de lui - se remaria une semaine jour pour jour après la mort de Fâtima - la paix soit sur elle. Quant à son fils al Hasan, on disait de lui qu'il était infatigable en la matière, puisqu'il épousa plus de deux cents femmes tout au long de son existence ! Il arriva à Ali d'épouser quatre femmes en même temps, comme il lui arriva d'en répudier quatre dans la même période, pour les remplacer toutes. Or, c'est à [ son petit-fils] al-Hasan [ibn 'Alî] que le prophète - sur lui la grâce et la paix - a dit :"Tu me ressembles par le physique comme par le caractère". Et il disait également, - sur lui la grâce et la paix - :"Al-Hasan tient de moi et al-Husayn, de Ali". Un de ces points de ressemblance était, à ce que l'on dit, le grand nombre de mariages qu'ils contractèrent tous deux. Al-Mughîrah ibn Shu'ba eut, quant à lui, quatre-vingts épouses au cours de son existence. Le cas de Compagnon ayant trois ou quatre conjointes n'était pas rare; quant à ceux qui en avaient au moins deux, ils sont innombrables.
Cela étant, même si cette raison de se marier est connue, il importe d'adapter le remède à la maladie: le but en l'occurrence est de soulager l'âme [des exigences de la chair], et c'est cela qu'il faudra avoir en vue lorsqu'on voudra contracter des mariages, nombreux ou non.
Troisième avantage, le délassement et la distraction que procure la compagnie de son épouse
Le troisième avantage du mariage est que l'homme y apaise son ego en compagnie de son épouse, la regardant [vivre] et se livrant avec elle à toutes sortes de jeux; son cœur s'en trouve diverti, et revient [ensuite] avec plus d'ardeur à l'adoration. En effet, l'âme se lasse rapidement de tout effort, et fuit la Vérité qui est si contraire à sa nature. S'efforce-t-on de la faire persévérer dans ce qu'elle a en aversion et qui la contrarie, qu'elle se dérobe et rue dans les brancards. Par contre, si en des moments choisis on lui accorde quelque répit par de menus plaisirs, elle s'en trouve renforcée et stimulée [en vue de ce que l'on attend d'elle]. Or, il y a dans la société des femmes tout ce qu'il faut pour dissiper la tristesse et les soucis, et apporter au cœur son réconfort.
Dans la mesure donc où ces divertissements sont licites, l'homme de piété doit y recourir pour délasser son âme. Dieu n'a-t-Il pas dit :
Afin qu'auprès de son épouse il trouve quiétude et repos ? (coran 7:189) 'Alî - que Dieu soit satisfait de lui - disait : "Délassez votre cœur de temps à autre; car lorsqu'il est trop contraint, il s'aveugle et s'obscurcit." La tradition prophétique rapporte à ce sujet le conseil suivant : " L'homme intelligent divisera son temps en trois parties: un temps pendant lequel il s'entretiendra avec son Seigneur; un autre, où il demandera des comptes à son âme; et un troisième qu'il consacrera au boire et au manger. Ce dernier temps viendra le soutenir pour les deux précédents." Dans une autre tradition, on retrouve la même idée, exprimée en des termes différents : " Il n'est que trois choses qui feront se mouvoir l'homme doué de raison: des provisions en vue de l'Au-delà; des moyens de substances suffisants pour vivre ici-bas; et tout plaisir que la religion n'interdit pas." Le Prophète - sur lui la grâce et la paix - a dit également: "Tout homme qui se met à l'œuvre connaît une période de zèle (
shirra), et toute période de zèle est suivie d'une autre de relâchement (
fatra). Celui dont le relâchement le conduit à se détendre dans le cadre de ma Coutume (Sunna), celui-là est sur la bonne voie". Par
shirra il faut entendre la fougue et l'effort que l'on déploie lorsque l'on entreprend quelque chose. Quant à la
fatra, c'est la pause que l'on marque en vue de se délasser.
Abû al-Dardâ disait :" En ce qui me concerne, je divertis mon âme par quelque passe-temps, qui me renforce ensuite dans l'accomplissement de mes devoirs". Une tradition rapporte que l'Envoyé de Dieu - sur lui la grâce et la paix - aurait dit : "Je me suis plaint à Djibril (ange Gabriel) - sur lui la paix - de mon manque de vigueur dans les rapports conjugaux; il m'a conseillé d'y remédier en mangeant de la
harîsa (piment)". Si cette tradition est authentique, il y apparaît clairement que c'est au délassement [dans le cadre du mariage] que le Prophète se disposait, et en aucun cas à l'apaisement du désir charnel - puisque le remède proposé est bien un stimulant, et que celui qui dépourvu de désir charnel ne saurait goûter à cette sorte d'intimité.
Le Prophète - sur lui la grâce et la paix - a dit également : "
Il m'a été donné d'aimer trois choses en votre monde: le parfum, les femmes et la prière. Mais c'est dans cette dernière que j'ai trouvé ma joie et mon réconfort". Quiconque a tant soit peu goûté la fatigue que l'âme peut éprouver à une méditation soutenue, une invocation répétée ou toute autre œuvre pie, ne désavouera pas ce troisième avantage du mariage (et qui, à la différence des deux premiers, concerne même le castrat et l'homme sans désir). Prendre femme dans la [seule] intention de jouir de sa compagnie est donc une vertu [en soi], bien que peu nombreux soient ceux qui convoitent le mariage à cette fin; on le fait plutôt en vue d'une descendance, ou pour apaiser sa sensualité. Celui qui ne cherche qu'à se délasser peut fort bien y arriver en contemplant un ruisseau courant à travers la verdure, ou par tout autre spectacle reposant de ce genre, sans plus éprouver le besoin de se délasser par la conversation d'une femme, ou en s'amusant avec elle ! En la matière, tout dépend du caractère de chacun, et des circonstances; il convient d'en tenir compte à chaque fois.
Quatrième avantage, prise en main de l'économie domestique
Autre avantage du mariage : le cœur de l'homme s'y voit libéré des soucis de l'entretien de son habitation et des différentes tâches ménagères que cela comporte : la cuisine, le ménage, l'ameublement, la vaisselle ainsi que la préparation de tout ce qui est au quotidien. Quand bien même l'homme n'aurait aucun penchant pour les rapports conjugaux, il lui serait impossible de vivre seul dans sa maison : devant alors s'acquitter de toutes les tâches domestiques, il consacrerait à celles-ci la quasi totalité de son temps sans être en mesure de s'adonner à l'étude de la science sacrée ou aux œuvres pies. Aussi, une épouse vertueuse et apte à s'atteler aux travaux de la maison apporte-t-elle une aide véritable en matière de religion, puisque lorsque l'économie domestique est déréglée, c'est la vie toute entière qui en est empoisonnée; le cœur ne peut plus désormais se libérer de ses soucis ni de ses tracas. C'est ce qui faisait dire à Abû Sulaymân al-Darânî - que Dieu lui fasse miséricorde - : "L'épouse vertueuse n'est pas [un des biens] de ce bas-monde puisqu'elle te permet de te consacrer entièrement à l'Au-delà". En effet l'épouse libère doublement son mari : d'abord en prenant soin de sa maison, ensuite, en lui permettant d'apaiser son désir charnel.
Selon Muhammad ibn Ka'b al-Quradhî, le verset
Notre Seigneur ! accorde-nous en ce monde un bienfait (coran 2: 201) fait allusion à la femme vertueuse. Quant au Prophète - sur lui la grâce et la paix - il enseignait à ce sujet: "
Que chacun d'entre vous cherche à acquérir un cœur reconnaissant, une langue qui mentionne fréquemment Dieu, et une épouse croyante et vertueuse qui lui sera une aide en vue de l'Au-delà". Considère comme le Prophète associe dans cette parole la femme vertueuse au souvenir de Dieu et à la gratitude à Son égard ! Et dans cet autre verset : "
Certes, Nous lui ferons alors vivre une vie excellente (coran 16:99), l'expression de vie excellente est interprétée par certaines exégèses coraniques comme désignant l'épouse modèle.
'Umar ibn al-Khattâb - que Dieu soit satisfait de lui - disait: "Après la foi en Dieu, le meilleur cadeau que puisse recevoir un serviteur est une épouse vertueuse. Certaines d'entre elles constituent pour leurs époux un butin irremplaçable; d'autres sont de tels carcans qu'il vaut mieux s'en affranchir, [fût-ce] contre une rançon !" Ici, l'expression "irremplaçable" signifie qu'aucun don, si élevé soit-il, ne saurait compenser [la perte d'] une telle épouse. [De son côté], le Prophète a dit - sur lui la grâce et la paix - : "
Deux faveurs m'ont été accordées, qui ne l'ont pas été à Adam : son épouse le poussa à la transgression, alors que les miennes m'aident à Lui obéir.
Son démon familier était mécréant, alors que le mien s'est soumis et n'ordonne que le bien". On voit par ces propos que le Prophète considérait comme une vertu l'assistance qu'apporte une épouse à son mari dans l'observance des préceptes Divins.
Voilà donc un quatrième avantage que présente le mariage; et c'est à cette fin que les gens pieux rechercheront celui-ci - ceux du moins qui n'ont personne pour assurer leur intendance et subvenir aux besoins de leur maison. Mais dans ce cas, il ne leur sera pas nécessaire d'épouser plusieurs femmes. Bien au contraire, leur nombre ne ferait que mettre le trouble dans leur existence et semer la confusion dans leur maisonnée.
A cet avantage vient s'en ajouter un autre qui lui est corrélatif: c'est de voir, par les liens du mariage, s'agrandir sa propre famille, et de trouver dans les liens ce clan ainsi constitués un regain de force nécessaire pour repousser tout péril et assurer sa sécurité. C'est ainsi qu'on a pu dire: "Qu'il est vil [c'est à dire: qu'il s'expose à être avili], celui qui n'a pas de partisans pour le soutenir !" Or, qui a trouvé un clan pour écarter de lui le danger, connaît par là une situation salutaire et son coeur est alors tout disposé à l'adoration de Dieu. Car l'humiliation perturbe le coeur; tandis que la dignité conférée par l'appartenance à une puissante maison chasse cette humiliation.
à suivre
source: Des vertus du mariage (Ghazali)
* Ce point de vue shâfi'ite n'est pas celui de toutes les écoles juridiques: pour les Hanéfites notamment, l'enfant acquiert le statut de son père, tandis que la mère accède à la dignité de "mère de l'enfant [de son maître]" (umm walad): dès lors, elle ne peut plus être vendue, ni traitée comme esclave, et est obligatoirement affranchie à la mort de son maître.